Depuis près de 20 ans, le Réseau des bibliothèques de Châlons-en-Champagne met en place une offre de lecture en partenariat avec l’Établissement public de santé mentale de la Marne (EPSMM), en particulier auprès des patients de l’Unité pour malades difficiles (UMD). Maéva Dubosc, coordinatrice des actions en direction des publics éloignés et empêchés, Réseau des bibliothèques de Châlons-en-Champagne, et David Jama, cadre de santé paramédical, responsable de l’organisation des soins en Unité pour malades difficiles à l’Établissement public de santé mentale de la Marne (EPSMM), échangent sur ce partenariat.
David Jama, quelles sont les pathologies ou difficultés des personnes qui fréquentent l’Unité des malades difficiles ?
D. J. : Il s’agit d’une unité fermée où les patients sont hospitalisés plusieurs mois, parfois loin de leur région d’origine puisque nous accueillons des usagers de tout le territoire national. Notre unité – il y en a dix en France de ce type – vient en relais d’unités de psychiatrie « classiques » lorsque les symptômes des patients sont trop intenses, trop bruyants, et qu’ils nécessitent une prise en charge plus longue qu’à l’habitude.
Comment le partenariat entre la bibliothèque et l’Unité des malades difficiles s’est-il mis en place ?
M.D. : Un partenariat existait déjà depuis 2002 avec l’Établissement public de santé mentale de la Marne (EPSMM). Il comprenait le prêt de documents pour plusieurs unités, l’organisation d’expositions d’œuvres de patients au sein du réseau des bibliothèques et l’intervention de deux bibliothécaires auprès de patients dans une autre unité de l’hôpital. À l’ouverture de l’Unité pour malades difficiles en 2012, l’EPSMM a proposé d’y étendre l’action des bibliothèques. En raison de la qualité du partenariat et de la volonté de développer la lecture auprès des publics empêchés, le réseau des bibliothèques a souhaité répondre à cette demande et étoffer son partenariat avec l’EPSMM.
D. J. : Ce partenariat est l’un des premiers que nous avons initié à l’ouverture de la structure. Pour nous, c’était d’autant plus une évidence que la médiathèque se trouve à deux pas de notre structure. Nous avons tâtonné ensemble pour identifier au fil de l’eau les besoins des patients, mais aussi nos envies et nos possibilités respectives. Il y a eu un accord de collaboration d’emblée, à partir duquel notre partenariat s’est construit, année après année.
D’après vous, quel est l’apport, l’intérêt particulier des différentes actions menées avec la bibliothèque municipale ? En quoi est-il important de proposer ces rencontres pour le public de votre établissement ?
D J. : Dans cette unité fermée, le fait d’apporter un peu du « dehors » à l’intérieur des murs est selon nous capital. En ce qui concerne l’intérêt pour les patients, je parlerais d’intérêts au pluriel car ils sont divers.
En premier lieu, le travail de resocialisation à travers la possibilité pour nos patients d’échanger autour du livre ; échanger entre eux, avec les animateurs, parfois des artistes pendant les séances. C’est la question du rapport à l’autre ; rapport qui se trouve souvent fragilisé en raisons des troubles psychiatriques dont ils souffrent.
Il y a la dimension culturelle ; culture que l’on amène dans nos murs pour la proposer à un public qui, pour diverses raisons, aurait des difficultés pour aller à sa rencontre. Il est vraiment intéressant de voir comment les patients s’en saisissent lors de ces temps organisés par la médiathèque.
Enfin, il y a aussi la possibilité pour eux d’extérioriser et de mettre en mots leur histoire et leurs difficultés à travers les œuvres qu’ils découvrent.
Les professionnels de la médiathèque ont, au fil des ans, aiguisé leurs capacités relationnelles avec ce public spécifique ; cela renforce la qualité de notre collaboration et des projets proposés.
Au fur et à mesure, la place des patients a changé, ils sont de plus en plus acteurs dans les choix des œuvres et des thématiques.
M.D. : Les séances permettent également aux patients d’exprimer et de partager des connaissances et des savoirs, ce qui peut être valorisant.
Quels types de projets sont proposés ? Comment sont-ils organisés ? À quel rythme ?
M. D. : Depuis 2012, les bibliothécaires interviennent six fois par an – hors vacances scolaires – à l’UMD pour proposer des « ateliers discussions ». En quoi consiste cette action ? Il s’agit d’une activité d’une heure trente, à laquelle participent environ dix patients et cinq soignants. Les bibliothécaires proposent d’échanger sur une thématique et apportent une ou deux malles de documents sur le sujet. Les objectifs de cette action sont les suivants : susciter le goût pour la lecture et le livre chez les patients, offrir une ouverture avec l’écrit dans un lieu fermé, élargir leur champ des possibles, tisser et entretenir des liens humains avec des personnes extérieures.
Comment les thématiques sont-elles choisies ? Afin de favoriser le lien entre l’intérieur et l’extérieur de l’établissement, nous proposons notamment des thématiques en rapport avec notre programmation culturelle tout public comme « l’Irlande », « La légende du Masque de fer », « La Fête de la science », ou en lien avec des évènements nationaux comme la « Fête du court-métrage ». Sinon, nous choisissons une thématique en écho à l’actualité (les calendriers pour le nouvel an par exemple), ou nous travaillons sur un sujet qui nous intéresse particulièrement.
Comme les patients changent parfois d’une année à l’autre, il nous arrive de proposer un même atelier deux années successives.
Quel est l’avantage de réutiliser des actions proposées à d’autres publics ? Cela nous permet d’optimiser notre temps de travail et de maximiser les publics touchés par nos actions. Cela permet également – dans une certaine mesure – d’offrir aux patients les mêmes animations qu’aux autres publics, de ne pas faire de distinctions entre les publics en raison de leur situation. Il est cependant nécessaire de bien adapter le contenu de l’action à l’UMD, à ses contraintes matérielles et à son public.
Nous n’imposons pas les thématiques à nos partenaires, elles font l’objet d’un échange avec les professionnels. Ils valident le sujet, peuvent nous donner des pistes sur la manière de l’aborder si cela est nécessaire, et surtout préparent les ateliers avec les patients. En effet, pour chaque séance, les patients et les soignants élaborent un « élément », un « contenu » qu’ils nous présentent. Par exemple, pour la séance sur la légende du Masque de fer, ils nous ont proposé une saynète à la manière de La Fontaine sur la vie à la cour du roi Louis XIV.
Cette préparation en amont est très riche car elle insère vraiment nos venues dans la vie de l’établissement et renforce la participation des patients.
À la fin de chaque atelier, les patients peuvent emprunter des documents grâce à la carte collectivité de l’établissement.
Dans le cadre de ces ateliers, nous pouvons réaliser des projets plus ambitieux. Nous avons ainsi accueilli l’autrice Cécile Ladjali, en lien avec les rencontres régionales d’auteurs organisées par l’association Interbibly, et le réalisateur Sylvain Liard, lors du Mois du film documentaire.
Comment avons-nous procédé pour ces projets ? Avant les rencontres, nous avons pris soin de les préparer avec les patients. Pendant une à deux séances, nous avons présenté l’artiste, sa biographie, ses œuvres, etc. et les professionnels de l’UMD ont continué les préparations avec les patients entre cette « introduction » de notre part et la rencontre elle-même. Nous essayons également de préparer au mieux les artistes. L’établissement leur est présenté en amont. Pour le réalisateur, un échange téléphonique entre les soignants et lui a pu avoir lieu afin de répondre à ses éventuelles questions.
En parallèle à ces ateliers, depuis trois ans environ, l’UMD organise des visites des expositions réalisées à la bibliothèque centrale, avec des petits groupes (trois ou quatre patients et quatre ou cinq soignants). Le plus souvent, nous proposons une visite guidée adaptée de l’exposition.
Pour toutes nos actions communes, j’insiste particulièrement sur la co-construction des séances. Les professionnels de l’UMD sont vraiment nos guides sur le contenu de ce que nous allons proposer.
Quels points de vigilance ou aménagements particuliers faut-il prévoir pour ces projets ? Pour les patients, mais aussi pour les intervenants de la bibliothèque ?
M.D. : Nous essayons de proposer un contenu interactif, avec une partie participative, afin que les patients puissent échanger et participer lors des séances. Si nous reprenons une animation déjà existante, nous l’adaptons aux patients et aux possibilités matérielles des lieux. Un exemple tout simple d’adaptation : diminuer la durée de l’animation afin de s’adapter aux différentes capacités de concentration des publics.
Lors des rencontres avec les artistes, nous essayons de préparer au mieux les intervenants au public et à l’établissement.
D. J. : Il y a des règles de sécurité incontournables, comme celle qui consiste à toujours accompagner les professionnels de la médiathèque. Ils ne sont jamais seuls en présence des patients. Le choix des œuvres est essentiel aussi : il doit permettre de mobiliser les patients et leurs émotions, sans les déstabiliser ni les confronter à des sujets de manière violente.
Pour des raisons diverses, le choix du support doit être adapté aux possibilités du ou des patients : certains ont un accès partiel à la lecture, d’autres, pour un temps, ne peuvent se concentrer très longtemps.
Il y a aussi tous les efforts faits par les professionnels de la médiathèque pour amener, au sein de la structure, des supports variés.
Compte tenu des troubles que présentent les patients, des temps de préparation en amont des séances sont nécessaires, mais cela porte ses fruits et leur permet d’appréhender des thématiques, parfois des œuvres, de façon assez surprenante.
Quelles sont selon vous les clés d’un partenariat réussi ?
D. J. : La reconnaissance par les deux parties des envies, des capacités respectives. Il y a aussi la question de l’engagement. J’ai l’impression que nous nous apportons mutuellement, patients compris. Lors de notre dernier bilan de collaboration annuelle, ce sont les professionnels de la médiathèque qui nous ont parlé des siestes littéraires avec des livres audio et de l’intérêt que cela pourrait avoir pour nos patients.
M. D. : La communication. Les professionnels de l’UMD sont toujours très disponibles pour échanger : notamment pour préparer les séances, y compris, mais pas seulement, lors de la mise en place d’un projet plus conséquent comme une rencontre d’auteur. À la fin de chaque atelier, nous prenons le temps de faire un point tous ensemble. Nous échangeons régulièrement par mail ou par téléphone avant ou après la séance. Un bilan est organisé chaque année, ce qui permet de faire le point sur l’année écoulée et de préparer l’année à venir.
L’UMD a à cœur de nous être « accessible » afin que nos venues se passent dans les meilleures conditions. Lors de ma prise de poste, une visite de l’UMD m’a été proposée afin que je puisse comprendre cet établissement. Le fonctionnement de la structure, les changements et modifications nous sont expliqués dès que cela est nécessaire.
En cas de difficultés, nos échanges permettent de les régler rapidement et de les dépasser.
Une autre clé est la conviction profonde et partagée de l’intérêt du partenariat. Les professionnels de l’UMD sont demandeurs de nos venues, se déplacent dans les bibliothèques pour emprunter, viennent à nos animations et visitent nos expositions avec les patients quand cela est possible. Ils font le lien entre leur structure, nos ateliers et les bibliothèques municipales. Ils préparent les séances en amont avec les patients, ils organisent des restitutions. Le partenariat n’existe pas uniquement lors de nos six interventions par an, le lien est maintenu tout au long de l’année.
Quel est votre plus joli souvenir ?
D. J. : Incontestablement la rencontre avec Cécile Ladjali : cela a été un temps suspendu, une émotion rare. Les patients avaient lu des parties d’une œuvre ou une œuvre complète de l’auteur avant qu’elle ne vienne passer un après-midi avec nous. En parlant de son travail, de son œuvre et de sa vie, elle a embarqué tout le monde dans ses questions et sa sensibilité. Confrontée pour la première fois à ce type de public, elle a fait preuve d’une intelligence rare, ainsi que d’une grande capacité à ressentir. Elle a pris le temps quelques jours plus tard d’écrire aux patients pour leur dire combien ils lui avaient apporté lors de ce moment. Nous avons eu ce jour-là le sentiment que toutes les personnes présentes apportaient aux autres, quel que soit le statut de chacun… C’est la magie des histoires, des livres, celle que la hauteur des murs n’effraie pas !