Entretien croisé entre Krystel Terry, bibliothécaire du centre éducatif Camille-Veyron à Bourgoin-Jallieu (38), et Olivier Ayme, fondateur des éditions Lirabelle et formateur à la manipulation de kamishibaï.
Krystel Terry, vous avez un parcours singulier…
Krystel Terry : J’ai été aide médico-psychologique durant 25 ans. J’ai fait un DU d’assistant bibliothécaire avec Médiat Rhône-Alpes à Grenoble et je suis bibliothécaire depuis quatre ans maintenant. J’ai toujours travaillé auprès de personnes en situation de handicap et je voulais vraiment développer le livre et la culture auprès de ces usagers. Lors de ma formation, j’ai rencontré Olivier Ayme qui faisait une animation kamishibaï. Dès que j’ai découvert ce support, j’ai pensé à l’utilisation que je pourrais en faire au centre éducatif Camille-Veyron !
Le centre éducatif Camille-Veyron comprend cinq services éducatifs : un IME (IMP, IMPro et IMEP), un SESSAD, un foyer de vie et deux foyers d’accueil médicalisé. Il comprend également trois services transversaux : une administration, une médiathèque et un service technique (fonction hôtelière et de maintenance). Les personnes accueillies ont des handicaps très divers : psychose, autisme, déficience intellectuelle, handicap moteur et physique.
Pouvez-vous présenter les éditions Lirabelle ?
Olivier Ayme : Les éditions Lirabelle ont été créées il y a 20 ans avec pour projet de travailler l’oralité en direction des enfants, ce qui à l’époque n’allait pas de soi. Nous nous sommes tout d’abord dirigés vers les albums et les recueils de contes, qui permettaient de travailler sur le rapport texte-illustration, auxquels on a associé des CD, puis nous avons réalisé des kamishibaï pour travailler sur le collectif. À l’époque, ce support n’était pas très connu en France. En 2009, nous avons décidé de proposer également des formations aux bibliothèques municipales et départementales.
Pourquoi organiser des rencontres avec un·e auteur·trice ou un·e éditeur·trice ?
Krystel Terry : Les intérêts sont multiples, et pas uniquement pour les usagers !
Rencontrer un auteur, un éditeur c’est rendre concret un objet. Comment l’histoire est née, comment le livre a été fait… C’est donner du sens à un travail. Une rencontre ne s’improvise pas, elle est préparée en amont pendant plusieurs semaines, c’est un travail collaboratif entre plusieurs professionnels autour d’un projet. C’est également l’occasion de travailler en transversalité avec d’autres services (enfants/adultes).
Les rencontres ouvrent l’établissement sur l’extérieur, mais permettent aussi à l’extérieur de s’ouvrir aux handicaps. Je me souviens d’une intervention de bénévoles en médiathèque qui avaient beaucoup d’appréhension (tout à fait légitime), et très vite le contact s’est établi. Un point qui me semble important, c’est de bien présenter le public qui sera présent lors de la rencontre, parler des comportements que les usagers pourront avoir, pour que l’intervenant ne soit pas déstabilisé. Par exemple : dans un foyer de vie, le silence du public est un bon signe, cela signifie que les participants sont concentrés. C’est l’inverse lorsque l’intervention se déroule avec des jeunes, qui sont plus expressifs. Certains vont entrer et sortir de la salle tout au long de l’intervention, mais seront capables de tout mémoriser.
Enfin, pour les patients, ces actions leur apportent des bénéfices non négligeables en termes de socialisation, de reconnaissance en tant que citoyen, mais aussi de la joie et des émotions… Ce n’est pas très fréquent que des personnes de l’extérieur interviennent dans leur structure, c’est toujours un événement attendu !
Olivier Ayme, quel est l’intérêt du kamishibaï, par rapport à d’autres supports ?
Olivier Ayme : Lors des séances, on compose un programme d’histoires, en mêlant des styles très différents : des poésies, des histoires sociétales (règles du vivre ensemble), des contes, des kamishibaï participatifs. L’écoute collective constitue un moment de repos, mais les participants sont mis en situation de réflexion et, pendant la séance, on amène les enfants à participer. Une émulation se fait et des échanges se mettent en place, ce que j’appelle les enseignements horizontaux ; on découvre une intelligence collective. Dans un album, quand on a une image et un texte compliqués, le fait de les associer permet d’avancer dans la compréhension (le texte aide dans la compréhension de l’image et réciproquement). L’enfant progresse vite. Le kamishibaï accentue cet effet par l’écoute et la compréhension collectives. On peut favoriser ainsi l’acquisition du langage et l’enrichissement du vocabulaire. L’enfant n’y a vu que du jeu, alors qu’on lui a demandé une écoute énorme. Il faut faire attention, car on peut véritablement épuiser les enfants. L’attention collective crée un respect de l’autre dans l’écoute. Cela permet aussi d’atténuer les différences dans un groupe. La joie, le soulagement, la peur, le rire, tous ces éléments fonctionnent de façon collective.
Et dans les établissements de santé et médico-sociaux ?
Olivier Ayme : À l’hôpital et dans les établissements médico-sociaux, il y a des spécificités, même si les enfants hospitalisés sont avant tout des enfants. L’isolement créé par la maladie peut être cassé grâce à l’intervention.
Pour les adolescents porteurs d’un handicap mental, il faut trouver des livres avec des graphismes compréhensibles mais pas enfantins, amener autre chose qu’une lecture simpliste. La poésie permet de donner du sens, elle amène un ressenti.
La personne qui raconte est un médiateur. Les enfants vont être focalisés sur l’image. Pendant ce temps le conteur peut voir ce qui se passe autour ; si une personne sort de l’histoire par exemple, rien que le fait de croiser son regard va lui rappeler qu’il est dans une écoute collective. Cela fonctionne aussi avec des adultes. Lors des séances, les soignants sont aussi dans l’écoute, ils font partie du groupe, ce qui intervient favorablement sur la relation avec les patients. La séance permet au soignant de sortir momentanément de la relation de soin, et au patient de retrouver son propre espace imaginaire.
Comment les patients de l’IME Camille-Veyron ont-ils réagi à ces séances de lecture ?
Olivier Ayme : Lors d’une séance à l’IME Camille-Veyron, j’ai proposé à un jeune de participer à la lecture de l’histoire. Il jouait l’un des personnages et avait six phrases à dire. Je lui serrais un peu la main pour lui signaler que c’était à son tour de donner sa phrase. Il a parlé distinctement alors qu’il est timide, mais comme il était caché derrière le butaï (le castelet), cela lui a donné une certaine aisance. Il est devenu le héros du groupe. À la fin, je l’ai remercié, il est reparti s’assoir et il y a eu un moment particulier, tous les autres avaient l’impression d’avoir participé parce que l’un d’eux était venu lire ; ce garçon faisait le lien entre moi et tout le groupe. Après ils ont eu besoin de venir me dire qu’ils avaient, eux aussi, raconté des histoires à leur entourage.
Lors d’une autre séance, tous les encadrants sont venus : là aussi, j’ai voulu donner une responsabilité à l’un des enfants, mais aucun ne savait lire. J’ai choisi un jeune qui était assez instable, et je lui ai donné un rôle pour raconter avec moi un kamishibaï nommé Les Fraises sauvages. C’est l’histoire d’une petite fille qui rêve d’aventure pour les vacances. Sa mère lui propose de l’amener chez sa grand-mère. Elle n’est pas du tout enchantée… Sa grand-mère lui propose d’aller ramasser des fraises sauvages en haut de la colline. Mais il se met à pleuvoir, de plus en plus. À ce moment, il n’y a plus de texte, pendant sept pages. On suit l’évolution de la pluie. J’ai demandé à ce jeune de « faire la pluie » à l’aide d’un bâton de pluie, pendant ces sept longues pages. Sacré responsabilité. Bloqué sur sa chaise à surveiller l’arrivée de la pluie. Tout s’est passé dans le regard, je lui ai indiqué que c’était à lui. Il a retourné son bâton de pluie durant le défilement des sept pages. Il m’a adressé un regard et s’est arrêté quand la pluie a cessé. À la fin de l’histoire, de la même façon, ils avaient tous l’impression d’avoir participé, et cet enfant perturbateur était adulé et surpris d’avoir fait l’intervention avec moi. La valorisation d’un jeune perturbateur, timide ou qui semble exclu, permet de renforcer la solidarité du groupe.
Krystel Terry : Ce qui était frappant, c’était en effet la fierté ressentie par ce jeune d’avoir été sollicité par Olivier et d’avoir été capable de participer de façon active à la lecture !
Quelles sont les autres actions de la bibliothèque du centre éducatif Camille-Veyron ?
Krystel Terry : En plus d’activités internes (contes thérapeutiques, histoires partagées, kamishibaï…), je propose tout au long de l’année des actions culturelles tournées vers l’extérieur et ouvertes à tous, comme Partir en Livre, La Grande Lessive, mais aussi la participation des classes au Prix littéraire Jeunesse Nord-Isère et à une version adaptée pour les adultes.
Pour aller plus loin
Le kamishibaï est une technique de conte d’origine japonaise : les illustrations défilent dans un butaï (petit théâtre en bois), derrière lequel se tient le lecteur (ou le conteur), qui lit le texte qui accompagne chaque image.
Des liens sont proposés sur le site des éditions Lirabelle pour voir des lectures de kamishibaï sur YouTube