En Normandie, des résidents du foyer La Corne d’Or et des réfugiées prises en charge par l’association Ysos ont réalisé avec l’auteur-illustrateur Alain Chiche, entre novembre et décembre 2024, un livre ensuite exposé à la médiathèque de Tourouvre. 

À Tourouvre, l’association La Corne d’Or accompagne des adultes en situation de handicap mental. Elle est à la fois un foyer de vie, un accueil de jour et un espace culturel. Elle propose à ses résident·es, appelé·es les « Cordiants » et les « Cordiantes », une programmation culturelle qui est ouverte aux personnes extérieures à l’association. Son objectif est de donner aux résident·es un accès à la culture, et de sensibiliser tout un chacun à la question du handicap.

Les équipes constatent toutefois que le livre et la lecture tiennent une place réduite parmi les projets artistiques réalisés. À la suite d’un appel à projets lancé en 2024 par Normandie Livre & Lecture, Natacha Larnaud, responsable de l’Espace culturel de La Corne d’Or, rencontre l’auteur-illustrateur Alain Chiche et lui propose d’animer des ateliers auprès des résident·es. Tous deux se mettent d’accord pour que ces séances aboutissent à une réalisation tangible : un livre qui puisse être exposé.

S’emparer des mots pour parler de soi

 Dix personnes participent aux ateliers, huit « Cordiants » et deux femmes réfugiées prises en charge par Ysos, association qui accompagne les personnes en situation de vulnérabilité morale et sociale. Pendant deux mois, à raison de huit séances, les participant·es sont invité·es à se raconter, à travers des mots, des illustrations et de la musique.

Alain Chiche propose des ateliers mêlant oralité, écriture, création plastique et musique. L’enjeu n’est pas de faire écrire les résidents – cette pratique leur étant moins accessible du fait de leur situation de handicap – mais de les faire parler d’eux-mêmes. « À partir de cette matière langagière, je cherche alors à retranscrire en un texte la part intime de chacun·e, dans sa singularité », explique l’artiste.

Faire parler les participant·es sur ce qu’ils et elles ont d’intime n’est pas toujours facile. Il s’agit pour l’auteur de « tisser une relation de confiance » pour que les bénéficiaires osent « se mettre à nu devant les mots ». Cela nécessite au préalable d’instaurer un climat de bienveillance.

Les échanges entre l’auteur, les bénéficiaires et les deux médiatrices de La Corne d’Or présentes aux ateliers donnent naissance à un livre collectif, qui s’intitule Le livre géant qui nous raconte.

« Le livre géant qui nous raconte » : un livre d’artiste

 « Le livre géant qui nous raconte » est un livre accordéon, composé de panneaux colorés.  Chacun des panneaux est consacré au portrait d’un·e des participant·es. Au recto, ce portrait prend la forme d’illustrations réalisées par l’intéressé·e et au verso, d’un court texte rédigé par Alain Chiche ou avec son aide.

Ce livre a été exposé à la Corne d’Or et à la médiathèque de Tourouvre. Il a aussi été valorisé à travers deux restitutions scéniques, l’une au sein du foyer, l’autre aux Muséales de Tourouvre, établissement qui regroupe plusieurs musées de la commune. La seconde a ainsi permis de toucher un public plus large que d’habitude. Les deux spectacles ont cherché à reconstituer en direct la réalisation collective de l’œuvre : les participant·es ont présenté tour à tour « leur page » et entre deux prises de paroles, un morceau musical a été interprété par l’auteur.

« Les Cordiants étaient très fiers de montrer leur œuvre à leurs familles et aux autres personnes présentes et ils étaient encore plus fiers de me présenter à leurs parents », se rappelle Alain Chiche avec amusement. Les restitutions sont en effet l’occasion pour les résident·es de réunir deux univers habituellement séparés, celui de leur famille et celui du foyer.

On voit un livre accordéon, composé de panneaux colorés.

Se décentrer pour écouter la parole des autres

Alain Chiche estime que la diversité des participant·es est enrichissante aussi bien pour ces dernier·es que pour lui-même. « Le défi est de concilier des rythmes différents, parfois même au sein d’un groupe censé être homogène. ». L’autre difficulté est de parvenir à donner la parole à tous et toutes, lorsque les personnalités sont variées. Lors des ateliers, les résidents du foyer se révèlent extravertis, prennent souvent la parole, tandis que les deux demandeuses d’asile sont plus réservées. L’auteur cherche alors à inverser cette dynamique lors d’un atelier, en demandant aux Cordiants de poser des questions aux deux femmes sur leur parcours, leur quotidien, le pays d’où elles viennent. « Cela a touché les résidents de se rendre compte que d’autres personnes pouvaient souffrir comme eux. Il y a, de leur part, une vraie admiration à l’égard des deux demandeuses d’asile et de tout ce qu’elles ont traversé. Cela a mis en lumière une forme de complémentarité entre elles et eux. » Les ateliers, en mettant les un·es et les autres face à l’altérité, permettent ainsi un double mouvement : ils invitent à la fois à se recentrer sur soi pour raconter son histoire, et à se décentrer pour écouter la parole des autres.

Plusieurs personnes sont assises de manière alignée. Un homme joue de la guitare. Les autres personnes, en situation de handicap, sont assises devant des panneaux colorés.

Les deux restitutions scéniques en particulier les confrontent à différentes paroles : celles qui sont inscrites sur « leur » page du livre, lues à voix haute sur scène, et celles prononcées par les autres personnes du groupe. Ces restitutions ne sont donc pas seulement une valorisation de leur travail : elles constituent aussi « une mise en danger », selon Natacha Larnaud.

« Les ateliers n’ont pas fondamentalement transformé le rapport de nos résidents aux livres, conclut Natacha Larnaud, la plupart ne sachant ni lire, ni écrire. Mais ils font évoluer leur rapport au langage, parce qu’ils les amènent à s’approprier certains mots pour se décrire ».

Il s'agit de trois images. Sur la première, on voit deux hommes en train de lire un panneau coloré. Sur la deuxième photo, on voit le recto du livre accordéon, c'est à dire la partie avec les illustrations. Sur la troisième, on voit le verso du livre accordéon, c'est à dire la partie avec les textes.