La lecture d’albums aux nouveau-nés prématurés améliore-t-elle le développement et plus largement la qualité de vie de ces derniers ? À Tours, cette question a conduit l’association d’éducation populaire Livre Passerelle, en partenariat étroit avec la bibliothèque municipale et le laboratoire de recherche InTru de l’université, à proposer des lectures à voix haute aux jeunes parents et à leurs bébés au sein du service de néonatologie de l’hôpital. Ce projet s’intitule « Lisons aux nourrissons ».

Lancé en 2021, « Lisons aux nourrissons » est né d’un double constat : d’une part, au sein du service de néonatologie de l’hôpital de Tours, les équipes notent des difficultés de la part des jeunes parents pour nouer une relation avec leur bébé hospitalisé, notamment s’il est né prématurément ou avec une lourde pathologie ; d’autre part, l’association Livre Passerelle met en avant l’importance de la lecture d’albums pour créer du lien social. De la rencontre entre une orthophoniste de l’hôpital, Laurence Lambert, et une administratrice de l’association, Cécile Boulaire, émerge alors l’idée d’utiliser les livres jeunesse comme outils pour délier la parole de ces parents. Dès le début, la bibliothèque municipale est invitée à rejoindre le projet. Elle constitue un soutien non seulement matériel – la moitié des livres utilisés pour le projet sont prêtés par la bibliothèque – mais aussi humain, avec l’intervention régulière d’une personne de l’équipe.

Créée en 1998, l’association Livre Passerelle a pour objectifs de lutter contre l’illettrisme et de réduire les discriminations, en organisant des lectures d’albums jeunesse dans les salles d’attente des centres de protection maternelle et infantile (PMI), devant les écoles, dans les centres sociaux et même dans la rue.

Le livre comme « tiers-reliant »

Les équipes soignantes du service de néonatologie ont pour objectif premier d’améliorer la qualité de vie du bébé. Or, la création du lien d’attachement avec ses parents joue un rôle important dans la réduction des risques liés à la prématurité. Il s’agit donc d’encourager le plus possible les interactions parents-enfants.

Le projet mis en place par Livre Passerelle répond à cet enjeu, mais par un chemin de traverse, puisque les lectures à voix haute s’adressent avant tout aux parents et visent à ce qu’ils « aillent mieux », d’après Cécile Boulaire. La finalité est autant de susciter une réaction chez les bébés que de procurer à leurs parents une émotion positive par le biais d’un livre. L’hypothèse, c’est qu’un moment de lecture partagé en dehors du contexte médical, pendant lequel les parents écoutent les mots d’autrui, peut les aider à entrer en relation avec leur enfant. La lecture à voix haute est utilisée pour que ces parents parviennent à communiquer avec leur bébé, et éventuellement pour qu’ils lui lisent des histoires à leur tour.  « Nous utilisons le livre comme un « tiers-reliant », un terme emprunté à la psychanalyste Sophie Marinopoulos, explique Jeanne Beutter, lectrice de l’association, il n’est pas une fin en soi ».

Dans cet environnement chargé d’émotions, où la vie et la mort sont souvent imbriquées, les lectrices consacrent un temps important à choisir les albums. Il s’agit en effet de « trouver des livres qui apportent de l’humanité dans des moments qui sont toujours difficiles. Certains livres ont beaucoup de succès en néonatalogie, car ils portent en quelque sorte des images de parentalité en posant une question essentielle : qu’est-ce que l’on représente les uns pour les autres quand on constitue une famille ? ». Les albums jeunesse, au même titre que les livres pour adultes, font ressurgir des vérités fondamentales. « Ils permettent de rappeler aux parents les sentiments qui les ont conduits là, ce que l’univers médical a tendance à leur faire oublier ».

Une proposition de lecture dans un espace à la fois intime et médical

Deux femmes vêtues de blouses, le visage recouvert d'un masque antigénique, discutent devant deux chariots remplis de livres jeunesse

Tous les mercredis, Jeanne Beutter et Cécile Boulaire, accompagnées deux fois par mois d’une bibliothécaire du réseau de lecture publique, se rendent au service de néonatologie. Les lectures se font dans les chambres, lieux à la fois très médicalisés – la prise en charge des nourrissons nécessitant des appareils spécifiques – et intimes, les parents dormant parfois aux côtés de leur enfant.

Chacune des trois lectrices circule d’une chambre à l’autre avec un chariot empli de livres. Elle en sélectionne trois ou quatre qu’elle présente aux parents. Ces derniers en choisissent un ou plusieurs qui vont être lus. À la fin de la lecture, une carte-souvenir est laissée à la famille, sur laquelle est inscrit le titre de l’album lu. Les lectrices proposent également aux parents de conserver ce ou ces livres pendant une semaine afin qu’ils puissent, s’ils le souhaitent, les partager avec leur bébé. Jeanne Beutter estime que ce système d’emprunt allégé pour les parents est « indispensable à la réussite du projet ».

« Il a fallu inventer une posture, révèle Cécile Boulaire, afin que notre entrée dans les chambres ne heurte pas la sensibilité et la dignité de ces familles ». Il s’agit de leur « proposer une lecture, sans leur forcer la main. Elles sont libres d’accepter ou de refuser ». Chaque entrée est une « rencontre », explique Jeanne Beutter. « À chaque fois qu’on ouvre une porte, on fait irruption dans l’intimité d’une famille, et en un quart de seconde, nous devons analyser la situation dans laquelle cette famille se trouve à cet instant et adapter notre proposition de lecture ».

Faire équipe avec les soignant·es

Se faire adopter par les équipes médicales et parvenir à lire sans perturber leur travail constitue également un enjeu important. Au départ, certaines personnes ont pu vivre le projet comme une forme d’intrusion dans leur quotidien souvent surchargé ou comme une concurrence à leur pratique professionnelle, puisque la lecture fait partie des soins de développement du nourrisson.  « Il a fallu près d’un an, témoignent les deux intervenantes, pour que les soignant·es intègrent le fait que notre présence faisait partie de la vie quotidienne du service : c’était le temps nécessaire pour que tous et toutes assistent au moins à une lecture ou aient entendu parler de notre action par des parents ».

Pour que la lecture soit complètement intégrée dans les pratiques du service, les lectrices laissent les livres circuler en libre accès : les chariots sont stockés dans un bureau et tout·e soignant·e peut y prendre un album pour une famille qui en aurait besoin. Aujourd’hui, les équipes lisent régulièrement ces livres aux bébés et en parlent avec les parents. Elles attestent que les livres jeunesse peuvent les aider à prendre du recul sur leurs pratiques professionnelles, les amenant par exemple à réfléchir autrement à la question de l’accompagnement des familles au deuil. La lecture d’albums constitue en effet une autre façon de prendre soin de ces familles.

Inversement, pour les lectrices, le soutien des soignant·es est précieux pour surmonter certains moments particulièrement douloureux.

Une action alliant la pratique et la théorie

Au-delà d’une action de médiation à l’hôpital, « Lisons aux nourrissons » est un projet de recherche porté par l’université de Tours, qui essaie d’évaluer l’impact de ces lectures sur les parents et les bébés. Cécile Boulaire, qui est également enseignante-chercheuse en littérature jeunesse à l’université, est responsable de ce volet scientifique. « Nous supposons que cet objet culturel fait davantage parler les parents, qu’il délie leurs langues, avance-t-elle : ces derniers vivent en permanence sous le regard professionnel des médecins et des infirmier·es. Leur espace de parole est saturé par le langage technique, médical, par le vocabulaire des soins. Le livre vient apporter un autre langage qui fonctionne comme un contre-pouvoir ». La réflexion est en cours, associant à la fois les équipes médicales et des universitaires en sciences humaines et sociales, sur les modalités de mise en œuvre de ce programme de recherche.

Un site internet pour outiller les projets de lecture auprès des nouveau-nés

Afin de valoriser le projet et d’encourager son déploiement dans d’autres lieux, les lectrices ont réalisé en 2024, avec le soutien de l’université de Tours et la contribution de la bibliothèque municipale, un site internet intitulé « Lisons aux nourrissons ». Organisé autour de trois entrées – l’une pour les parents, l’une pour les soignant·es, l’autre pour les médiateurs et médiatrices –, il rassemble des conseils pratiques, des exemples d’initiatives similaires, des bibliographies thématiques et des informations scientifiques sur le rôle de la lecture dans le développement cognitif et affectif des tout-petits.

Que ce soit à l’égard des parents, des professionnel·les de santé ou des bébés, l’objectif du projet « Lisons aux nourrissons » reste le même : partager et transmettre des pratiques. La lecture d’albums permet à celles et ceux qui l’écoutent de construire du sens dans ce qu’ils et elles vivent, par le biais d’une émotion positive, le plaisir.

Photographie © Marie Pétry