L’association Les Doigts qui rêvent, qui œuvre à favoriser l’inclusion des enfants déficients visuels grâce à la conception et la production d’albums « tact-illustrés » s’intéresse depuis quelque temps au public des personnes âgées. Pour concevoir un projet de coffret multi-sensoriel leur étant destiné, elle a mis en place des ateliers au sein de plusieurs Ehpad.
C’est une publication d’un type particulier qu’a imaginée l’association Les Doigts qui rêvent pour permettre aux personnes âgées en situation de handicap d’accéder à la lecture : un coffret contenant plusieurs textes courts en gros caractères, auxquels sont associées des planches illustrées de façon tactile. Ainsi des objets du quotidien, comme une broche ou une clef de porte ancienne, ou encore une chanson, une odeur… sont là pour stimuler les sens et évoquer aux séniors des souvenirs, faire ressurgir des émotions, susciter des discussions sur leur ressenti, leur expérience, et plus largement leur vie.
Pour concevoir et tester ce projet éditorial novateur, la collaboration entre les professionnel·les et les résidents des Ehpad s’est imposée : elle a pris la forme d’ateliers d’écriture et d’animations autour du sensoriel. Sophie Blain et Camille Morandeau, de l’association Les Doigts qui rêvent, évoquent ce travail collaboratif.
Sophie Blain, Camille Morandeau, pouvez-vous vous présenter ?
Sophie Blain : Je suis éditrice spécialisée en accessibilité pour les publics empêchés et éloignés depuis 20 ans. Après des débuts chez Benjamins Media, j’ai monté ma propre structure, Tulitoo, pour accompagner toute la chaîne du livre et la rendre plus accessible. Je suis maintenant directrice de l’association Les Doigts qui rêvent.
Camille Morandeau : Je travaille pour l’association Les Doigts qui rêvent en tant que médiatrice et designer tactile. Je m’occupe aussi des ateliers pour la jeunesse et, depuis quelque temps, auprès des séniors. Ils ont lieu partout en France et permettent soit une sensibilisation au handicap soit une initiation à la lecture tactile. Ces ateliers sont donc à destination de tous les enfants, en situation de handicap ou non. Sur la partie design tactile, je m’occupe de la maquette, des illustrations, etc.
Les réalisations des Doigts qui rêvent sont plutôt tournées vers le public jeunesse. Qu’est-ce qui vous a fait passer de l’enfance aux personnes âgées ?
S.B. : Le point de départ a été l’observation de Claudette Kraemer, administratrice de l’association, éducatrice d’enfants sourds aveugles et familière de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Elle s’était essayée avec ces dernières à la lecture et la manipulation de livres tactiles et avait fait le constat d’une certaine interaction. De son côté, Françoise Sarnowski, bibliothécaire spécialisée en développement des publics, faisait des lectures avec des objets sensoriels en Ehpad, lectures qui s’étaient avérées fructueuses.
Ces observations et expérimentations ont donc nourri l’idée de travailler des livres sensoriels pour personnes âgées. Il y a eu un vrai questionnement durant toute la phase d’élaboration du projet autour de ce qu’est un livre tactile pour adulte.
Comment votre projet de partenariat avec les Ehpad est-il né ?
S.B. : L’association travaille souvent avec des chercheurs et se doit de tester ses objets sur le terrain avec les publics cibles. Elle s’appuie sur le design participatif en incluant les usagers dans la fabrication de l’objet. Il nous a donc semblé évident de travailler avec les personnes âgées et les professionnels pour concevoir le coffret.
Quels ont été vos premiers contacts avec les structures pour personnes âgées ?
S.B. : Pour le premier Ehpad, nous avons contacté tout d’abord le directeur pour la présentation du projet et la recherche commune de financement. Ensuite il y a eu des réunions de préparation avec le médecin gériatre, la direction et les animatrices. Dans les autres Ehpad, ce sont surtout les animateurs et éducateurs qui ont été mobilisés.
C.M. : En effet, dans le premier Ehpad, à Talant, nous étions quatre personnes de l’association, et nous avons invité le plus de professionnels possible de la structure accueillante afin que tous les domaines soient représentés. Il y a eu beaucoup d’échanges sur les besoins de terrain, mais aussi sur les côtés plus pratiques du futur coffret. Chacun a pu expliquer comment l’utiliser dans son service. Par exemple, le gériatre pouvait l’utiliser pour travailler la mémoire et évaluer la motricité.
Comment travaillez-vous en partenariat avec ces structures et comment impliquez-vous les professionnel·les ?
S.B. : Les premières rencontres sont très précieuses pour Camille, médiatrice aux Doigts qui rêvent, pour se projeter sur les cas de figure qu’elle pouvait rencontrer. Il y a eu beaucoup d’échanges sur les thématiques des livres et sur les goûts, les références culturelles de ce public spécifique.
C.M. : Les professionnels des structures se sont impliqués en amont pour m’informer sur les bonnes pratiques avec les résidents et les thématiques à aborder. Et, tout au long du projet, ils nous ont beaucoup aidés au bon déroulement des ateliers. Les personnes âgées ne font pas confiance facilement, les animateurs et animatrices ont beaucoup rebondi sur tout ce que je proposais pour impliquer les résidents.
Après les animations, ils nous ont aussi fait de nombreux retours sur les attitudes des résidents. C’est très important, car ils connaissent très bien les résidents et leurs réactions habituelles.
Quel est le rôle des résidents dans ce projet ?
S.B. : Lors du premier partenariat, ils ont eu un rôle de « testeurs ». Solène Négrerie, responsable création tactile, avait déjà choisi des textes, des illustrations, des odeurs et des objets. Il y a eu un recueil d’observations assez important. Des exercices manuels, aussi, pour voir où on pouvait aller dans la motricité fine.
Dans le deuxième Ehpad, cinq séances d’écriture ont impliqué un groupe déficient visuel, un groupe avec des problèmes d’autonomie et un groupe touché par le handicap. Puis des ateliers d’illustration tactile de leur texte ont été mis en place.
Ce public est-il sensible aux ateliers ?
S.B. : Oui, très. Par exemple, dans l’illustration tactile d’un texte de préparation pour aller danser, les personnes ont été très critiques sur la qualité du vêtement !
C.M. : Cette sensibilité n’était pas toujours visible tout de suite, car c’est très différent du public jeunesse. Les enfants ont des réactions spontanées, alors que les personnes âgées ont plus d’inhibition. Les ateliers sont calmes, et on peut avoir l’impression qu’il ne se passe pas grand-chose. Alors que si ! Il faut regarder les détails et surtout, s’appuyer sur les retours des animateurs.
Certains résidents ont pu formuler et mettre des mots sur leurs sensations, alors que d’habitude ils ne parlent presque pas. Il y a eu aussi, dans les expressions, des personnes habituellement fermées qui ont grimacé en touchant une matière ou au contraire souri en écoutant un texte. Il y a aussi eu des personnes qui ont pris des choses en main et ont pu manipuler. Par exemple, la boussole a très bien fonctionné pour les résidents en situation de handicap. Ils en ont même reparlé à leur animatrice à la suite des ateliers.
Comment travaillez-vous avec les médiathèques ?
S.B. : Un travail de valorisation de ces ateliers est mené avec les médiathèques territoriales et départementales. Des restitutions ont lieu pour partager les résultats, auxquelles sont aussi conviés des enseignants spécialisés.
Le lien entre les Ehpad et votre association est-il voué à être pérennisé, et comment ?
C.M. : Il y a eu beaucoup d’échanges entre les séances avec les animateurs et animatrices mais aussi entre les résidents. Ces ateliers ont été un véritable moteur de lien social. Les résidents se sont rencontrés et ont pu partager entre eux des souvenirs, des points communs… Ces ateliers ont donc laissé une trace.
S.B. : C’est encore un peu tôt pour le savoir… Mais nous avons envoyé des questionnaires d’évaluation et d’observation pour faire un bilan de ces premières expériences.
Propos recueillis en décembre 2022 par Marie Cosnuau.